Il y a toujours eu trois, voire quatre générations sous le toit des entreprises. Mais la question du cocktail générationnel n’a jamais été aussi centrale qu’aujourd’hui. Mutation numérique et changements de pratiques ont rendu leur collaboration essentielle pour réussir sa transformation.
C’est une petite histoire, une anecdote peu racontée, mais qui signe autrement l’hyper modernité du plus géant des géants du web. Sait-on qu’avant de devenir le Graal des moins de 30 ans en quête d’un job en or, Google est aussi l’entreprise qui, à la genèse de son histoire, a tout misé sur un «vieux»? C’est Marc Raynaud, fondateur de l’OMIG (Observatoire du Management InterGénérationnel) et du cabinet InterGénérationnel, qui relate l’histoire : «Deux jeunes gars géniaux de 24 ans (Larry Page et Sergueï Brin) réalisent qu’ils n’ont pas toutes les billes pour réaliser leur immense ambition -sauvegarder la connaissance de l’humanité!- et font le pari d’aller chercher quelqu’un qui a un costume, une cravate, et presque le double de leur âge. Quelqu’un qui connait l’entreprise et qui sait murmurer à l’oreille des banquiers. Leur génie? Avoir été assez innocents pour dire «on ne sait pas» au moment clé. Ce monsieur est resté dix ans président, et il a rendu les clés quand la boite faisait déjà plus de 150 milliards de capitalisation boursière…»
Moderne en effet. Visionnaire à coup sûr. Car si de cette mixité inter-générationnelle, il est beaucoup question dans les séminaires et les livres de management, les faits (et les chiffres) sont là : «J’ai créé mon entreprise sur l’inter-culturel il y a 30 ans, travaillé dans 36 pays sur le sujet. Pendant dix ans, en France, j’ai eu l’impression de faire du sur place ! déplore Marc Raynaud. Quand une boite organise un atelier ou une conférence, elle est contente, elle coche une case. L’inter-générationnel, check!». Alors même que les managers affirment que c’est leur plus grand défi. Allez comprendre…
«Ce que les entreprises ont réussi depuis une dizaine d’années, c’est de refaire leur vitrine pour attirer les jeunes, en changeant leur process de recrutement, en allant sur les réseaux sociaux par exemple» Car sur tous les business «en transformation» -entendez «digitale»-, déferle cette même vague : plaire aux millenials, convaincre, embaucher, garder ces jeunes pousses nées au détour de l’an 2000, qui seraient du vif argent… et le caillou dans la chaussure des DRH, tant ils leur glissent entre les doigts. «En moyenne, ces jeunes recrues repartent au bout de deux ans» rappelle Marc Raynaud. A force de se rêver modernes, certains y perdent leur latin et l’essence même de leur bon sens : «Ce qui prime pour ceux-là, c’est «la petite étoile», la dernière nouveauté. Dans de très grands groupes dont le résultat se chiffre à des centaines de millions d’euros, on voit des Comex passer plus de temps à regarder ce qui rapporte 20 000 euros sur Facebook !» racontent Marylise Chrétien et Sébastien Robert, fondateurs de Lumerys, et coachs de dirigeants.
Et si la vraie question c’était plutôt, comment réunir dans un projet global les trois, voire quatre générations au travail? Comment faire cohabiter et surtout collaborer ces jeunes blancs becs qui ont la niaque et l’agilité de leur époque, et leurs ainés, les X et baby boomers nourris d’expérience et de savoir-faire? En commençant par décoller les étiquettes, répond Marc Raynaud : «On a tort de créer des typologies (les X, les Y…), cela ne fait que creuser les différences, et donc les peurs.»
«La question du mix générationnel a toujours existé, rappelle de son côté Anne Thévenet Abitbol, directrice de la prospective chez Danone et créatrice, en 2011, du programme Octave, visant à réconcilier les générations au sein des grandes entreprises. Le sujet central, c’est l’impact des nouvelles technologies sur les comportements des uns et des autres, car elles changent radicalement le rapport qu’on avait au pouvoir». Exit les «sachants», les «apprenants» et l’exercice vertical de la transmission. Place à l’horizontalité et au partage trans-générationnel.
Alors, pour embrasser pleinement ce nouveau destin qui s’écrit en Java, les entreprises les plus modernes jouent à chamboule-tout. Faisant du test and learn à chaque nouveau projet, et leur apprentissage en accéléré. Apparaissent les premiers «shadow comex» (ces assemblées de jeunes loups en miroir des vénérables directoires), et leurs limites évidentes (elles divisent encore là où il devrait être question d’inclusion). On découvre aussi le reverse mentoring (les jeunes apprennent aux vieux) une nouvelle pratique qui porte ses fruits. Et qui peu à peu s’installe comme un moyen, pas une finalité, d’aboutir à une collaboration vertueuse. A condition de se montrer ouvert et curieux.
Marylise Chrétien et Sébastien Robert le confirment «La nouveauté est là : dans la capacité de chacun à s’adapter. Pas dans les outils digitaux, dont toutes les générations se sont déjà saisis, chacune se faisant doubler par la suivante. Les quarantenaires d’aujourd’hui ont été les premiers à maitriser le web, mais ils ont vite été dépassés par le savoir-faire et l’esprit mobile des trentenaires. Qui sont eux-mêmes en train de se faire court-circuiter par les mécaniques d’automatisation du business». Bref, sur le marché du travail comme ailleurs, se souvenir de cette vérité intangible : on sera toujours le vieux de quelqu’un. Et pour reprendre cette expression qui connait ces temps-ci un étonnant retour en grâce, remettons l’église au milieu du village, et retraçons des lignes simples : «Pour que les générations travaillent ensemble, il faut les mettre ensemble» scande Marc Raynaud. «Les Canadiens et les Scandinaves l’ont compris très tôt. Quand ils ont un sujet à traiter, ils y associent trois générations et se servent de leurs trois regards pour trouver des solutions. Les latins ont beaucoup de mal avec l’idée d’avoir deux co-responsables, et pourtant, il en sort des miracles. Les jeunes progressent plus rapidement et les anciens retrouvent de la motivation».
Lentement mais sûrement, l’idée fait son chemin. Chez Gecina, une grosse entreprise immobilière, se tiennent des petits déjeuners de dialogue qui réunissent anciens, nouvelles recrues, syndicats, DRH et managers : «Tous constatent que le dialogue est honnête et qu’ils partagent les mêmes problèmes et aspirations, raconte Marc Raynaud. Les sujets sont envisagés de manière plus complète, les solutions trouvées sont plus créatives, et la mise en oeuvre plus rapide car tous les acteurs sont alignés dans l’exécution.» Pour CNP Assurances, c’est sous la forme d’un «club des 30» que l’idée a pris forme. Ceux qui soufflent leurs trente bougies cette année et ceux de 30 ans d’ancienneté se rencontrent quatre fois par an autour de sujets divers. «Au bout de la deuxième rencontre, déjà, une connivence s’installe et ils s’échangent des tuyaux» relate Marc Raynaud.
Pour que le mix prenne, c’est donc tout notre schéma mental qui est à revoir. «Les boites qui réussissent aujourd’hui sont celles qui ont compris que le digital n’était pas juste un département mais toute l’entreprise. Au fond, le digital n’est que l’expression du changement permanent» rappellent Marylise Chrétien et Sébastien Robert, de Lumerys. Ce qui rend d’autant plus important que la tête de l’entreprise porte une vision et tienne le cap. Un manager éclairé qui donne le sens et les outils pour y parvenir ».
Une vérité persistante, s’il en est, quel que soit l’âge du capitaine…
OCTAVE ET LES OUBLIÉS DE LA TRANSFORMATION DIGITALE
Ils sont nés avant. Avant tout ce qui fait le monde d’aujourd’hui. La fleur au fusil, ils sont entrés dans leur vie professionnelle avec du papier, des crayons, quelques ordinateurs gros comme des avions de chasse et la certitude qu’en mouillant leur chemise, avec ou sans diplômes, ils graviraient naturellement les échelons. Patatras, le monstre digital entre sur l’échiquier et les voilà devenus aussi instables que des Culbuto. Baptisés «X», ils ont, à la louche, entre 40 et 50 ans, et composent aujourd’hui les plus gros bastions des entreprises. «En Maths, on apprend que le X c’est l’inconnu. Dans l’entreprise c’est un peu pareil! observe Anne Thévenet Abitbol, directrice de la prospective du groupe Danone. On scrute la génération Y dans ses moindres faits et gestes, on porte toutes nos attentions sur les baby boomers et leur pouvoir d’achat, et la génération X, tout le monde s’en fiche, c’est un peu l’inconnue de la matrice». Prise en étau entre des séniors -le sceau s’imprime dès 50 ans!- qui s’accrochent, mais dont on pointe l’obsolescence des savoirs, et des juniors qui poussent au guichet promotions, mais à qui l’on dit «patiente encore…», ils sont aussi «la génération la plus écartelée entre les comportements des baby boomers et les pratiques des Y ».
Pour réunifier ces gros ensembles, Anne Thévenet Abitbol lance Octave en 2012, un séminaire annuel ouvert aux entreprises dont on ressort les idées neuves, débarrassé des poncifs sur ces vieux qui ne comprennent rien et ces jeunes cons qui cassent tous les codes. «Octave, pour filer la métaphore avec la gamme d’un piano, qui va du grave à l’aigu en n’oubliant aucune note» précise-t-elle. Et surtout pas celles du milieu. Car la particularité de ce programme est d’y inclure la même proportion de Baby boomers, que de X et de Y. En deux jours tambour battant, il sera donc question d’apprendre, au fil d’ateliers et de conférences, à décoder les autres générations, comprendre le monde en mutation et l’intérêt du collectif, et s’enrichir de nouvelles compétences. Mais aussi et surtout, d’acculturation. «Si l’on veut pouvoir travailler avec la génération Y, il faut se doter d’une culture Y. Quand on comprend le monde, on est plus apte à y jouer un rôle».
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