Minées par un sentiment d’usurpation, elles ne disent jamais «c’est moi qui l’ait fait» mais plutôt «j’ai eu une chance folle» et n’imaginent pas une seconde que l’on puisse réussir sans souffrir. Le point sur un syndrome qui court comme la grippe en hiver et touche surtout les femmes.

Ce sont de toutes petites phrases si banales qu’on les entend à peine, prononcées le plus souvent par des femmes ultra compétentes. En réponse aux éloges d’un patron : «Je n’y suis pour rien, tu sais, c’est mon équipe qui a fait tout le boulot»; à une collaboratrice admirative : «Sur ce dossier, j’ai surtout eu un gros coup de bol!», au DRH et son offre de promotion : «Merci beaucoup, vraiment, de me faire confiance», et secrètement, le soir en s’endormant : «Quelqu’un va forcément se rendre compte que je ne suis pas la bonne personne pour ce job». La nuit les renvoie sur les bancs de l’école car elles font aussi ce rêve étrange et pénétrant «C’était horrible, on s’apercevait que je n’avais pas de diplôme et je devais tout repasser».

Ces femmes-là, comme les trois quarts d’entre nous au moins une fois dans leur vie, doutent de la légitimité de leur statut, victimes de ce qu’il est convenu d’appeler «le complexe d’imposture» depuis que Pauline Rose Clance, psychothérapeute américaine, l’a identifié pour la première fois en 1978, et théorisé quelques années plus tard dans un livre aujourd’hui introuvable (Le complexe d’imposture, Flammarion). L’époque est alors marquée par l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail, assortie d’une pensée qui leur colle encore à la peau comme un post it fluo : «tu ne le mérites pas». Illégitimes quand on leur confie un gros poste ou une gratification, illégitimes quand elles rentrent ventre à terre pour soigner leur enfant malade, illégitimes encore quand elles ont l’heur d’additionner les 0 sur leur bulletin de salaire. Car, souligne Belinda Canonne dans son essai Le sentiment d’imposture (ed. Calmann-Levy), «pour se sentir imposteur, il faut être dans la place (…) Le sentiment d’imposture ne vient qu’à ceux qui réussissent».

Charge mentale et culpabilité sournoise

«A les entendre, ces femmes trop modestes ne sont jamais pour rien dans leurs succès, les attribuant au hasard ou a la chance, même quand elles ont fait des études brillantes!» observe Ariane Pradal, coach de dirigeants chez Dirigeants et Partenaires. Et ceci est d’autant plus aigu dans les phases de transition où tout est à reconsidérer, à commencer par sa propre valeur.» Anne Raphael, Managing partner chez Boyden parle de stretching complexe, la fameuse charge mentale qui leur incombe, et d’une culpabilité sournoise qui vient s’en mêler : «Ce n’est plus une affaire de compétences, juste un processus personnel. En acceptant un job de pouvoir, risquent-elles de fragiliser l’édifice qu’elles ont construit (famille, enfants, boulot), et du coup, d’être dans l’imposture dans chacun des ces rôles? Pour les hommes, ce n’est jamais une question». Pas épargnés pour autant, «ils ont juste une autre manière de l’aborder, comme protégés par leur statut et leur carapace sociale» ajoute Ariane Pradal. Mais qu’ils trébuchent et tout sera remis en cause, plus fortement encore pour les autodidactes. «On voit d’ex grands patrons qui se sont faits à la force du poignet s’excuser d’être ce qu’ils sont à un âge souverain où l’expérience fait normalement oublier l’absence de diplômes. Mais ce qui s’est construit jusqu’au démarrage de la vie professionnelle a un impact sur toute la carrière. Et le diplôme en fait partie»

Quelles qu’en soient l’intensité et la forme -sentiment diffus, syndrome ou complexe évident-, les manifestations sont les mêmes : «l’auto-dénigrement de compétences, la peur de l’échec, le besoin d’être remarquable, le travail frénétique, et le rejet des feed back positifs, égrène Kevin Chassangre, psychothérapeute et co-auteur, avec Stacey Callahan, d’un livre récent sur le sujet (Cessez de vous déprécier, ed.Dunod). Le corollaire immédiat, c’est la crainte obsessionnelle d’être démasqué, qui plonge ses victimes dans un stress intenable». Autant de symptômes qui s’enchainent dans une roue délétère, aussi baptisée le «cycle de l’imposteur» à chaque fois que se présente un nouveau dossier, une nouvelle opportunité.

Le doute au premier échec

On en vient forcément à interroger les causes du malaise qui, de l’avis de tous, vient toujours de l’enfance. Car l’histoire du complexe d’imposture est d’abord celle d’un mauvais message. «La place dans la fratrie, le déficit de valorisation, l’incompréhension d’un choix fait par rapport aux valeurs familiales, un trop grand décalage avec son milieu social d’origine, avance Kevin Chassangre. Mais aussi la comparaison, les étiquettes trop vite distribuées : celle-ci l’artiste, celui-là le matheux… L’enfant n’ira pas sur le domaine de sa soeur ou de son frère, même s’il a une compétence, et s’il y va malgré tout, il sentira toujours une sorte d’illégitimité par rapport au sceau parental initial. Et puis, il y a l’enfant «parfait», celui qui réussit tout, et à qui l’on prédit : «Tu seras le meilleur». Au premier échec, il plonge dans le doute». Comme ces étudiants brillants qui intègrent de grandes écoles et s’effondrent dans la foulée. Au lieu de penser premier succès, ils pensent première imposture. Et le chemin professionnel de ces usurpateurs imaginaires sera ensuite pavé d’occasions propices à nourrir leur mythe : premier job, changement de boite, promotion. Le licenciement, acmé de l’imposteur, prouve enfin qu’il ou elle «avait raison».

Une note d’optimisme malgré tout : «Il n’y a rien de plus rassurant que quelqu’un comme ça -fiable, exigeant, bosseur- dans une équipe! dit Anne Raphael. D’ailleurs, on les retrouve souvent en binôme avec une star.» Reste que si l’on veut sortir de cette place d’éternel numéro deux, et briser le plafond de l’imposture, mieux vaut s’en saisir au plus vite, et ne pas passer sa vie à attendre que le couperet tombe. Comme Sonia Rykiel, qui déclarait : «Pendant dix ans, je disais tous les jours, j’arrête demain. On va s’apercevoir que je n’y connais rien. J’ai toujours pensé qu’on finirait pas me démasquer».

SE LIBÉRER DU SYNDROME EN 4 ÉTAPES

Ou comment transformer le cercle vicieux en cercle vertueux.

1. En prendre conscience et nommer «la chose»
«Les femmes commencent toujours par parler de «manque de confiance, observe Ariane Pradal, coach de dirigeants (Cabinet Dirigeants et Partenaires). Le premier objectif est qu’elles prennent conscience de ce qu’elles vivent et appellent le syndrome par son nom». Anne Raphael, Managing partner chez Boyden, ajoute : «Nous les aidons à dire «moi» sans que cela soit perçu comme une position prétentieuse». Enfin, rappelle Kevin Chassangre , «Ce n’est pas une maladie ! Une fois acceptée l’irrationalité de ce syndrome, on peut en rire, c’est un excellent mécanisme de défense».

2. Déverrouiller les fausses croyances

«Pour interrompre le roulis de ce mauvais scénario qui s’auto-alimente (le fameux cycle de l’imposteur), nous devons travailler sur les croyances. Car il s’agit d’une construction mentale, rappelle Ariane Pradal. On sent qu’une passerelle ne s’est pas faite entre son histoire et ce que la personne a réussi, ce qui l’empêche de se l’approprier. On revient donc en arrière, on revisite toutes les réalisations, on interroge l’environnement professionnel et on utilise tous les feedback pour l’aider à changer son regard sur elle-même et ses réussites. C’est un travail qui prend du temps car la croyance est structurante comme une colonne vertébrale. Même limitante, c’est elle qui nous fait tenir debout. Il s’agit de la remplacer par une croyance structurellement valorisante »

3. Trouver des mentors

Selon Anne Raphael, «avant même d’envisager un nouveau poste, une femme dira que ce n’est pas le bon moment, qu’elle veut un deuxième enfant, que ses parents vieillissent et ont besoin d’elle, etc. Toujours ce sens du devoir! Il n’y a qu’en se projetant dans de vraies figures d’inspiration, les fameux «role modèles» qui assurent sur tous les plans, que la charge peut s’alléger. Toute femme qui rentre dans une entreprise devrait avoir son ou ses mentors, ces personnalités qui prouvent au quotidien que le fameux stretch est possible sans y laisser sa peau et sa vie perso.»

4. Développer «l’acceptation inconditionnelle de soi»

C’est le concept central du livre de Kevin Chassangre (par ailleurs truffé de tests, exercices, témoignages et bonnes pratiques) : «Il y a une réelle confusion entre l’individu et la performance. Il s’agit donc de ne plus dépendre des actions réalisées ou du regard des autres pour se définir, et de considérer qu’on est, malgré les failles et les ratés, un être humain de valeur.»

PAROLES D’IMPOSTEURS

LAURA DOMENGE, 31 ans, comédienne

«Chez moi, c’est congénital… A chaque «je t’aime», ma grand-mère répondait : «je ne le mérite pas». Comme modèle, on fait mieux ! Quand je suis sur scène, si 90 personnes rient, je vois celle qui ne rit pas. Je suis une éternelle insatisfaite qui ne sait pas recevoir les compliments… J’essaie de corriger le tir. Déjà, je repère le mécanisme quand il se met en route. Mais dans ce métier (le stand up), c’est compliqué, car ça ne marche pas à tous les coups et l’on nous renvoie constamment l’idée que les femmes sont moins drôles que les hommes. Au cinéma c’est pareil : les comédiennes qui travaillent remercient le ciel. Elles sont toujours «trop jeune» ou «trop vieille» pour les rôles, bref, illégitimes dans la case qu’elles voudraient occuper. Depuis le temps, on a fini par intérioriser cette posture. Il est vraiment temps d’en sortir !»

VANESSA KRYCEVE, 31 ans, chef

«Parce que j’ai deux passions (la cuisine et le théâtre), on m’a toujours regardée bizarrement. En école de théâtre, on me disait : «tu dois faire un choix». Et en cuisine, on parlait de moi comme l’actrice aux fourneaux. Ce regard très français -ici on n’admet pas le nomadisme professionnel-, m’a plongée un temps dans le sentiment d’imposture. Mais en voyageant, notamment aux Etats-Unis, j’ai vu les choses différemment. Et j’ai enfin reconnecté mes deux métiers en devenant entrepreneur. D’un côté, le Recho (un restaurant solidaire éphémère, qui concourt dans les projets de la Fabrique Aviva) où mon bagage d’actrice me sert à convaincre pour trouver des financements, et de l’autre, la scène (prochaine actu : l’adaptation de Zorba le grec par Eric Bouvron au prochain festival d’Avignon). Enfin à ma place. »

CAROLE, 54 ans, cadre supérieur dans l’assurance

«Trente ans que je bosse en entreprise, dans le secteur de l’assurance, et à chaque fois que je prends un nouveau job, cette question lancinante revient : «en suis-je capable?». Personne ne se l’est jamais posée, manifestement, car on m’a toujours proposé des postes intéressants, et valorisée dans mes réalisations. Malgré ça, toujours cette ombre planante, toujours la peur de louper une marche, d’être prise en défaut d’incompétence, d’être découverte. Du coup, je bosse avec acharnement, comme pour prouver que je suis quelqu’un de valable ! Avec l’âge, les choses se calment un peu car l’essentiel de ma vie professionnelle est derrière moi. Je constate, aidée par une coach, que ça s’est plutôt bien passé jusqu’ici. J’aurais juste aimé arriver à cette conclusion-là avant! »

Grazia 2017

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