Ils n’ont jamais reçu de bons points ni de félicitations. Plutôt du genre fond de classe et mention «peut mieux faire», les autodidactes que Grazia a rencontrés ont pourtant déjoué tous les pronostics. Présentation de quatre champions toutes catégories.
On les repère tout de suite sur les photos de classe. Un peu voûtés, un peu bravaches, oscillant entre «l’excuse d’être et le désir d’exister malgré tout», écrit Daniel Pennac dans Chagrin d’école, son hymne d’amour aux mauvais élèves. Et même si c’était il y a longtemps et que leur réussite est avérée, qu’ils aient 20 où 50 ans, vient toujours ce moment où l’on retrouve l’écolier perclus d’hier, où l’émotion affleure dans les discours les plus raisonnés. Il n’est qu’à voir Bernard Campan, grand garçon de 59 ans, s’émouvoir aux larmes (dans le remarquable documentaire Cancres? de Réjane Varrod) quand il évoque ce sale moment où il apprend de la bouche de sa prof qu’il redouble, et qu’il l’a bien mérité. Il n’a que 12 ans mais cette première blessure sociale s’imprimera dans sa chair à vie : «Un coup de massue, une décapitation».
Observons aussi ces grands patrons qui font appel à Anne-Marie Gaignard, ancienne cancre vouée aux gémonies par ses profs, devenue pédagogue après avoir touché le fond, vraie pasionaria d’une cause qui s’est imposée à elle, et auteur de plusieurs méthodes inédites d’apprentissage de la grammaire, de la lecture, de l’orthographe : «Avec moi, ils viennent combler leurs failles, mais me font d’abord signer une clause de confidentialité de 15 ans». Comme ce jeune PDG au parcours exemplaire, qui accepte une interview pour ce sujet, mais se ravise, au prétexte qu’il n’est «pas à l’aise avec le mot cancre».
Comme lui, ce sont aujourd’hui 125 000 élèves qui sortent chaque année du système scolaire, le front tamponné de ces six lettres pour tout viatique.
Tous des cancres, vraiment?
D’emblée, la question en soulève une autre, celle de la contradiction inhérente aux fonctions même de l’institution scolaire : «Il s’agit d’une part de transmettre un ensemble de connaissances qui vont permettre à chacun de devenir un citoyen, rappelle Carlos Tinoco, psychiatre et auteur de deux ouvrages sur les surdoués. C’est le mythe de la troisième république assis sur la pensée des lumières. De l’autre, fournir au marché du travail une main d’oeuvre qualifiée. Ce qui suppose un subterfuge, une légitimation des inégalités, alors même que l’égalité est une valeur fondamentale dans notre imaginaire collectif !». L’école devient ainsi une «gare de triage impitoyable».
«Tous les profs le savent, ce qui rend les élèves crétins, c’est qu’ils ne s’autorisent pas à tâtonner. Tâtonner c’est prendre le risque de l’erreur.» Et comme l’erreur est rarement admise, il faudra trouver ailleurs qu’entre les murs de la classe le regard qui valide et encourage. «Seuls ceux qui sont suffisamment soutenus par leur milieu familial peuvent jouer de cette liberté sans s’effondrer à la première mauvaise note. On devrait dire aux enfants que la réussite n’est pas conditionnée au fait de devenir un élève modèle. Oui, on peut être cancre et réussir.» C’est précisément l’histoire de Carlos Tinoco, ce normalien agrégé de philo «sauvé» de l’ennui scolaire par ses parents : «Grâce à eux et leur manière de vivre, j’ai toujours gardé un rapport vivant au savoir».
Quand on n’a pas eu la chance de trouver chez soi ce terreau fertile, reste la «bonne rencontre» ou l’événement qui fait rupture. «Un seul regard suffit souvent, une parole bienveillante, un mot d’adulte confiant, clair et stable, pour dissoudre ces chagrins, alléger ces esprits, les installer dans un présent rigoureusement indicatif» écrit Daniel Pennac. Pour Thierry Marx, ce seront les Compagnons du Devoir : «Avec eux, j’ai compris qu’un homme instruit était un homme libre. Libre de choisir sa destinée et son projet.» Sauvé de ses errances en partie grâce à eux, le chef étoilé fonde en 2012 Cuisine mode d’emplois une formation courte et gratuite pour les jeunes sortis du système scolaire. Anne-Marie Gaignard a développe Défi9, une méthode ludique en 15 heures pour se réconcilier avec la grammaire et les mots, et vient de rejoindre Zup de Co, «ce projet magnifique qui prend en charge bénévolement 2000 gamins en décrochage». C’est qu’avoir été condamné trop tôt a aiguisé leur appétit de revanche. Réparer et transmettre, voilà leur projet à tous. Bien plus ambitieux qu’un «peut mieux faire» griffé en rouge au bas d’un bulletin scolaire.
ADRIEN AUMONT – co-fondateur de Kiss Kiss Bank Bank, Hello Merci et Lendopolis.
«Je rendrai à l’école ce qu’elle ne m’a pas donné»
«C’est une blessure qu’on se fabrique soi-même. Personne n’est responsable dans cette histoire, ni ma mère ni l’école». Pour le pathos on repassera.Tout juste Adrien évoque-t-il un rapport à l’autorité biaisé par son éducation (pas de père dans le paysage), une «boule au ventre» sur le chemin de l’école et l’urgence de s’en échapper au plus vite. Ce qu’il fera à 14 ans -«trop d’échecs et aucune perspective»- et qu’il mentionne presque comme un fait d’armes dans la case formation de son profil Linkedin. «Si on m’avait dit une seule fois «t’es trop fort!» alors les choses auraient été différentes…». C’est ailleurs qu’il montrera ce dont il est capable, sans attendre qu’on lui en donne l’autorisation. Co-fondateur, avec ses deux cousins, de trois des plus belles réussites de la net économie (Kiss Kiss Bank Bank (plateforme de crowdfunding), Hello Merci (service de prêt solidaire) et Lendopolis (prêts rémunérés), Adrien se l’est juré : «Je rendrai à l’école ce qu’elle ne m’a pas donné». Il est devenu, dit-il «le cancre de service», le porte-drapeau des fonds de classe, qu’on invite dans les conférences et sur les plateaux de télé pour montrer que oui, on peut exister en dehors du cadre. «Je me suis battu comme un chien et j’ai réussi, mais un enfant qui quitte l’école à 14 ans, ça reste un enfer pour des parents». Transmetteur, prosélyte et responsable : «Si l’on me tend un micro, je ne veux pas faire pleurer dans les chaumières. J’ai 33 ans, une entreprise, un message à faire passer. Et ce message, c’est que la seule chose que l’école devrait enseigner, c’est la curiosité». Loud and clear !
PIERRE TOUITOU, chef du restaurant Vivant.
«Avec l’école, la rencontre ne s’est pas faite»
En moins de deux ans, il est devenu l’une des sensations gastronomiques de Paris. 24 ans seulement, et déjà adoubé par ses pairs, encensé par la critique et adulé par les amateurs de «plaisirs simples mais jamais simplistes». Chez Vivant, son restaurant mouchoir de poche qui fait le plein tous les soirs (trois services s’y enchainent tambour battant), Pierre Touitou est à sa place. Enfin. Ce lieu si petit, c’est lui qui l’a voulu. Cette cuisine «d’indulgence et de bonté», c’est lui qui la mitonne derrière le bar. «Peut-être que cette fois, je ne me suis pas gouré» dit-il, goguenard. C’est qu’à l’école, Pierre s’est senti comme le lapin pris dans les phares d’une voiture. «La rencontre ne s’est pas faite, dit-il sobrement. Je me souviens que j’avais la bile certains matins, que je m’y ennuyais et qu’on me regardait comme un «mec bizarre», parce que j’avais redoublé, parce que j’avais de grands pieds, parce que je parlais aux profs… Je me souviens surtout que je n’avais pas envie». Cette envie naitra, quand à 16 ans, il part en bac pro. Un choix qui fait débat : «mon père était pour, ma mère contre et moi entre les deux». Après ça, comme une sauce qui prend, tout devient fluide. «Il faut juste comprendre ce qu’on a le désir de faire à fond. Pour moi ça a été la cuisine. En rentrant dans le monde du travail, j’ai ressenti un truc nouveau : le sentiment d’appartenance» dit ce grand gaillard tendre et bougon, taillé comme un joueur de rugby, qui clôt la conversation par : «Dis donc, ça m’a fait du bien de reparler de tout ça.»
PAUL MORLET – Fondateur de Lunettes pour tous.
«L’école c’était lent. Moi, j’avais besoin d’aller vite»
Paul a tout fait dans la vie comme il parle : en avance rapide. Jean et tshirt, 27 ans au compteur, il est le jeune patron de Lunettes pour Tous, une boite rentable aux 7 magasins et 140 salariés : «Beaucoup de non diplômés comme moi. Des gens qui sont ravis de venir chaque matin et qui savent qu’ici, s’ils bossent bien, ils auront un avenir». L’école (et ses mauvais souvenirs à la pelle) s’incarne pour lui dans ce prof de sport, qui dès la 4e, l’envoie dans les cordes : «Il avait entendu parler de la chaudronnerie comme d’une voie porteuse! Vous en connaissez, vous, des chaudronniers?». Seulement voilà… Paul a grandi dans un milieu modeste -«tout ce que disaient les profs étaient parole d’évangile»- et on l’oriente dès 16 ans et malgré lui en bac pro électricité. Un petit tour par la SNCF et Carglass feront office de déclic : «Quand j’ai monté ma première boite (Lulu frenchie, des lunettes personnalisées) c’était juste de la survie. Quitte à gagner 1100 balles, il fallait que je trouve un job cool». Coup d’envoi, coup de maître… et premiers coups de projecteurs : relayée par les stars à qui il envoie ses prototypes, sa belle histoire d’autodidacte séduit la presse. Trois ans plus tard, c’est la bonne rencontre. Xavier Niel (roi des autodidactes devant l’éternel) croit au nouveau projet de ce jeune blanc-bec qui décidément n’a peur de rien : des lunettes à 10 euros (Niel y ajoute le petit plus -«en 10 minutes»- qui fera la différence) et la belle histoire se transforme en gros carton. «Jamais je n’aurais réussi ça en sortant d’une grande école» dit-il. L’instinct et la niaque n’y sont pas encore au programme.
MARILOU BERRY – Comédienne et réalisatrice.
«Je n’étais pas faite pour ce moule-là»
«Un jour, vous verrez…» Cette promesse en forme d’ellipse, Marilou se l’est faite en secret et sans relâche tout le temps qu’a duré l’école dans sa vie. «Vous verrez…» quand ses profs lui dessinaient un avenir sombre et forcément raté, la punissant par l’absurde : «recopiez 200 fois «Je ne porterai pas de baskets à l’école», mademoiselle Berry».
«Vous verrez…» et en effet, on la voit. Ce mois-ci en quatre par trois sur les murs des villes, alors que vient de sortir Les nouvelles aventures de Cendrillon, son 15e film en 13 ans. «Mon drame, c’est d’avoir connu très jeune une méthode d’enseignement idéale (elle est une «enfant Montessori») et d’être balancée ensuite dans le système scolaire traditionnel qui fait si peu de place à la prise d’autonomie et l’estime de soi. D’un jour à l’autre, on me disait «ici c’est comme ça. Un point c’est tout.». Elle redouble sa quatrième, peine jusqu’en seconde, avant de quitter le lycée pour de bon. Une claque de trop : «Le directeur me menaçait d’un conseil de discipline au motif que j’étais sortie sans autorisation pour m’acheter un sandwich. J’avais juste oublié ma carte… Le pire, c’est que je n’étais pas une élève indisciplinée !».
Avant de devenir quelqu’un, Marilou redevient elle-même en entrant au conservatoire. «C’est là que j’ai retrouvé le désir d’apprendre et le goût du travail». Mais les mauvais souvenirs et la colère ne pâlissent pas : «J’ai toujours la même envie de taguer les murs en passant devant mes anciennes écoles. C’est sûr, je n’étais pas faite pour ce moule-là !». Jolie métaphore quand on est fille de sculpteur.
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